En campagne, costume dans les bleus, sourire demarcheur, poignée franche d’hypocrite, quota. On sent le gars qui n’aime pas ça : faire son marché. Il est là en corvée, ça sent les légumes frais. Les gens non plus, il ne les aime pas. Il se force à leur parler, expéditif, un mot par-ci, un salut vague du bout des doigts, une réponse là. Il s’est répété ce matin, dans le salon de sa maison, que ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Comme aller chez le dentiste. Que ça irait mieux après. Il avance en distribuant des hochements de tête, des oeillades, c’est tout ce qu’il a à donner. Il pense au confort de son fauteuil en cuir, au calme de son bureau spacieux. Il ne voit pas les individus autour de lui. Pis : il les ignore.
Version 2:
En campagne, pantalon brun et tricot, le paysan ne sourit pas, sous l’effort. Il œuvre avec conscience. Il a le geste perfectionné par les années de celui qui sait faire. Il n’est ni paresseux, ni pressé : chaque activité a sa mesure. Le temps ne lui ment pas et il sait protéger avant le gel, ne pas irriguer quand la pluie approche. Les travaux s’étalent sur l’année comme ils découpent sa journée. Tout est affaire de rythme. La pause aussi est virtuose. Tôt le matin, puis à midi. Le paysan a cet avantage sur l’ouvrier qu’il peut déguster ce qu’il produit. Chaque jour, sur la table, les légumes frais composent une nature morte grandiose qui vaut bien celles du Louvre.
Illustration : Paul Cézanne, Nature morte aux fruits et pot de gingembre.